In Memoriam: Françoise van Rossum-Guyon

En souvenir de Françoise van Rossum-Guyon (1932-2021)

Une amie disparaît et le dialogue avec elle doit se réinventer pour être poursuivi, en sollicitant les propos écrits et ceux que la mémoire conserve. Françoise n’est plus là pour répondre de vive voix sur ses vies de chercheuse. Successivement, et avec la même ardeur, elle travailla sur ses contemporains (d’abord Michel Butor, Claude Simon et le Nouveau Roman, ensuite Hélène Cixous et l’idée d’écriture féminine) et sur le roman du xixe siècle (Balzac et Sand surtout) ; tour à tour elle vécut en France et aux Pays-Bas (professeure de Littérature française à l’Université d’Amsterdam). Dans ces deux pays, elle a fondé et animé, à Amsterdam puis à Paris (aux côtés Nicole Mozet et de José Luis Diaz), un groupe d’étude sur l’œuvre de Sand. Cette aventure de recherche ne fut pourtant que d’une seule vie : si Françoise a eu des périodes de recherche, elle n’a jamais sacrifié un corpus pour l’autre car elle a lu Sand à la lumière de Butor, Simon à la lumière de Balzac. La grande affaire de sa passion pour la littérature, ce fut de toujours comprendre la vie des formes comme un creuset où se produit le sens, avec un effort continu pour penser cette maîtresse forme qu’est le roman. Ne lui importait que secondairement de savoir qu’un roman était du xixe ou du xxe siècle et de quelle étiquette se servir pour le désigner : « Nouveau Roman » et « roman balzacien » (ce dernier rhabillé par certains en « roman traditionnel ») ne lui paraissaient que des appellations contingentes pour dire ce qu’il fallait bien se garder de figer dans aucun modèle étroit, à savoir le besoin de raconter et de représenter pour penser le monde et l’existence. Françoise a embrassé cette vaste matière narrative sans jamais se lasser d’en observer le fonctionnement, le miroitement, sans jamais douter que le mystère en pouvait être réduit, sans jamais épuiser la jouissance des formes qui réside dans cette interrogation fascinée.

Françoise s’amusait parfois à évoquer sa carrière de professeure et de chercheuse comme un roman d’apprentissage à l’ancienne. Aînée d’une famille de six enfants, n’avait-elle pas, adolescente, jeune femme, tout fait pour échapper à l’emprise d’un père, Bernard Guyon, reconnu comme une grande figure des études littéraires dans l’université française des années 1950 et 1960 – et des études balzaciennes spécifiquement, balbutiantes à cette époque ? N’avait-elle pas cherché à trouver une voie à elle, à l’écart du modèle écrasant de parents éclairés et admirés, engagés dans la société avec la foi d’un humanisme chrétien ? C’est ainsi que Françoise expliquait son choix initial d’étudier la philosophie plutôt que la littérature (elle en avait obtenu l’agrégation) et peut-être même celui de se marier aux Pays-Bas et de s’y installer. Là, l’étude de la littérature a pris le dessus : aussi bien parce que le débouché professionnel y invitait que parce que, en ce début des années 1960, les études littéraires étaient en pleine ébullition et que Françoise était passionnée de vivre de la façon la plus intense les événements de son époque. Butor et Simon ont ainsi remplacé, dans ses travaux, Sartre et Merleau-Ponty : Butor tout particulièrement, auquel elle a consacré sa thèse, fait très singulier à une époque où l’université étudiait peu les contemporains. Et cette singularité s’est poursuivie, avec l’accueil de cette thèse par une grande maison d’édition, Gallimard, en 1970 : Critique du roman. Cet ouvrage a fait d’elle une voix marquante dans le champ critique dont elle contribuait à renouveler, en même temps que Todorov et Genette, le discours sur la prose narrative. L’appétence de Françoise, cependant, la conduisit moins vers la théorie pour elle-même que vers l’exploration de corpus : après Butor, ce fut Simon et l’objet qui a pris nom de Nouveau Roman au gré des discours croisés tenus sur lui par la presse, l’université et certains auteurs. Le colloque de Cerisy qu’elle organise en 1971 sur « le Nouveau Roman », avec Jean Ricardou, est un grand événement qui a laissé des traces durables (les actes publiés en poche : Nouveau Roman. Hier, aujourd’hui, Éditions 10/18, 1972 ; les témoignages nombreux, dont la photographie qu’on peut voir en ligne, où Françoise sourit aux côtés de Simon et de Ricardou). Après cela, l’aventure critique de Françoise l’a poussée à interroger la notion d’« écriture féminine » au moment où celle-ci se diffusait, au mitan des années 1970, avec une attention marquée pour l’œuvre d’Hélène Cixous (point de départ d’un dialogue critique avec l’écrivaine – qui devint sa voisine d’immeuble dès lors que Françoise prit sa retraite à Paris ! –, prolongé jusqu’à un ouvrage publié chez Rodopi en 1997 : Le Cœur critique. Butor, Simon, Kristeva, Cixous). Entre-temps, dans les années 1980, c’est aux formes prises par le roman au xixe siècle que Françoise s’est surtout intéressée, avec de nombreux articles sur Balzac (réunis en 2002 dans Balzac. La littérature réfléchie aux Presses de l’Université de Montréal) et sur Sand. C’est dans ce rôle de chercheuse sandienne que l’auteur de ces lignes fit sa connaissance lors de colloques : celui organisé à l’Université de Hanovre en 1997 par Gislinde Seybert, celui organisé à l’Université Brandeis (près de Boston) en 1999 par Isabelle Naginski. S’étonnera-t-on que je témoigne du soutien attentif, affectueux, qu’elle accordait à un jeune chercheur ? Que je dise son accueil toujours bienveillant dans l’appartement parisien lumineux que j’aimais retrouver à cinq minutes à pied de la Place Denfert-Rochereau ? Françoise aimait à recevoir, à discuter et bientôt après nous nous retrouvâmes pour des films ou des expos.

George Sand fut, pour Françoise, une romancière avant tout : une très grande praticienne du roman, dont l’œuvre incarne et révèle la puissance de celui-ci, sa capacité à organiser une vision du monde et à aider chacun – lecteurs, lectrices –, à y trouver place, à interroger son existence comme un dessein. L’approche critique de Françoise n’était donc ni biographique – on ne s’en étonnera pas – ni thématique, ce qui est plus rare dans les travaux sur Sand : elle était essentiellement d’analyse formelle, poéticienne, et cet aspect est le grand apport de ses travaux. Quand la tradition critique rechignait à nommer Sand comme un maillon essentiel dans l’art et l’histoire du roman, elle osé faire sonner haut ce constat, en titre d’un article publié dans la revue Romantisme en 1994 : « Puissances du roman : George Sand ». Françoise ne s’est pas lassée d’admirer et d’affirmer l’art narratif, auquel était parvenue l’autrice d’Indiana, du Meunier d’Angibault, du Péché de Monsieur Antoine, de Consuelo – pour nommer quatre des romans qu’elle a le plus travaillés. Je me rappelle avec émotion et amusement de son enthousiasme pour la séduction dégagée par le personnage d’Anzoleto au début de Consuelo : à l’occasion du colloque tenu à Vérone et à Venise en 2002, elle m’avait entraîné Corte Minelli, puis dans le chemin conduisant de cette courette au canal, pour finir par mimer le jeune homme sautant avec ardeur dans une gondole !

Pour décrire et comprendre l’élévation de la narration au rang d’art, opérée sous le nom de George Sand, Françoise a alterné les articles généraux (« Puissances du roman », donc, ou encore « La correspondance comme laboratoire d’écriture » dans la Revue des Sciences humaines en 1991) et les études particulières, dont en particulier « Parole et quête d’identité dans Consuelo. La Comtesse de Rudolstadt » (actes du colloque de Hanovre, Aisthesis Verlag, 2000) et les trois articles approfondissant l’étude du même corpus : « Le manuscrit du Meunier d’Angibault. Découpages et réécritures » (dans Les Manuscrits de George Sand, 1990), « Biffures, chute et repentirs dans Le Meunier d’Angibault » (dans George Sand et son temps. Hommage à Annarosa Poli, 1993) ; « Le fond e(s)t la forme. Réflexions à partir du Meunier d’Angibault et du Péché de Monsieur Antoine » (dans Le Chantier de George Sand, actes du colloque de Debrecen, 1993). La méthode montrée dans ces articles est toujours inductive : Françoise constate d’abord un phénomène textuel récurrent – dans les modes de présentation et de construction, dans la diffusion progressive de l’information nécessaire à l’intrigue, dans l’entremêlement des voix narratives, dans la fréquence des scènes de rencontres où un personnage somme un autre de dire qui il est, et donc de se définir par des mots – et elle construit à partir de lui une réflexion qui dégage le sens et même la morale de cette forme. Le fond est la forme en effet, comme on l’a vu par la déclaration faite dans le titre d’un article. Le tir groupé sur Le Meunier d’Angibault fait montre d’une grande maestria reliant toutes les facettes d’une virtuosité critique : philologique, poétique, herméneutique. L’étude de ce roman s’est imposée à Françoise par le fait que le manuscrit en est conservé à La Haye, aux Archives de la Maison Royale des Pays-Bas. Ce manuscrit est ausculté avec la plus grande minutie, avec une attention particulière à l’effort continu de Sand pour en perfectionner la composition. De la part de la romancière, il s’agit, selon Françoise, d’une démarche aussi bien esthétique qu’idéologique : les fins de chapitres, par exemple, doivent produire un effet suspensif propre à éveiller, chez les lecteurs, une interrogation axiologique, la formulation de valeurs étant encouragée chez eux, mais aussi laissée à leur soin.

Une carrière de recherche ne se résume pas en deux pages, ni l’apport de celle-ci à l’étude d’une écrivaine immense. On constatera simplement, à propos de la recherche sur les romans de Sand, combien l’écart est grand entre le début des années 1980, où elle était encore à un état presque pionnier, et le début des années 2020 où elle s’est déployée de façon riche et variée. Cela permet de mesurer combien Françoise a été active dans cette génération qui a profondément renouvelé notre connaissance de ce pan de littérature. Par ses écrits et par sa parole vive, elle a fait lire et aimer Sand à un nombre considérable de personnes.

Il me plaît de terminer cette évocation de l’amie en évoquant les trois jours que j’ai passés avec elle à Nohant et dans la Vallée Noire, à Gargilesse aussi, au printemps 2004 : ce territoire nous était connu par les livres, les paysages répondaient à nos saluts par des signes familiers, George n’était pas loin.

Damien Zanone

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